Sénèque lettre 2 : Voyages et lecture et ce qui est vraiment nécessaire
Titre 2017 :
Voyages, lectures et richesses : le préférable
Sénèque Lettres à Lucilius - Lettre 2
Version 2017 : Stéphane Terdream
Voyages, lectures et richesses : le préférable
Tes écrits confirment ce qui se dit sur toi et me rendent optimiste à ton sujet. Tu ne cours pas le monde, ne multiplies pas les déplacements sources d'agitation, cette instabilité des esprits malades ; savoir se fixer, séjourner avec soi, témoigne d'un bon équilibre.
Soit néanmoins prudent : tu consultes un grand nombre d'auteurs, des ouvrages de tout genre. Cet éparpillement pourrait relever de la légèreté et de l'inconstance : il faut choisir des écrivains majeurs et te nourrir de leur substance, si tu veux y puiser un profit durable.
Être partout, c'est n'être nulle part : les éternels voyageurs accumulent des connaissances sans se faire d'ami. Il en est de même en butinant d'auteur en auteur, au lieu de nouer une véritable relation avec un grand esprit.
Cette Lettres à Lucilius en vidéo, par son auteur :
La nourriture ne profite pas, ne s'assimile pas, si elle est rejetée aussitôt absorbée.
Le changement fréquent de remèdes ne mène pas à la guérison. Une plaie ne se cicatrise pas si on lui change constamment le pansement. L'arbre souvent transplanté reste sans vigueur.
Aucune chose, si utile soit-elle, ne produit d'effet d'un simple effleurement.
Lire trop de livres distrait simplement l'esprit : aussi, ne pouvant lire tous ceux que tu pourrais te procurer, mieux vaut acquérir uniquement ceux que tu pourras vraiment étudier.
« Mais, je me plais à parcourir tantôt l'un, tantôt l'autre » tu vas me répondre.
Goûter toutes sortes de mets est l'attitude d'un estomac blasé ; cette diversité le gâte au lieu de le nourrir.
Aussi, lis toujours des auteurs essentiels, et, si parfois tu en prends d'autres, par distraction ou fantaisie, reviens vite aux premiers.
Emmagasine chaque jour une défense contre la pauvreté, contre la mort et nos autres fléaux.
Chaque jour, de ta lecture, extrait une pensée, qu'elle soit le socle de tes méditations ; c'est ma méthode.
Voici ma pépite d'aujourd'hui, d'Épicure ; car j'ai coutume de m'introduire dans le camp ennemi, non comme transfuge, mais comme éclaireur.
« Belle chose que le contentement dans la pauvreté ! » Selon lui. Mais il n'y a plus pauvreté, s'il y a contentement ! S'accommoder avec la pauvreté, c'est être riche ! Ce n'est pas d'avoir peu, c'est de désirer plus, que l'on se sent pauvre.
Qu'importent les coffres remplis d'or, les greniers de moissons, les troupeaux, les rentes, les revenus, à celui qui dévore des yeux le bien d'autrui, se soucie moins de sa fortune que de ce qu'il voudrait !
Quelle est donc la juste mesure de la richesse ? Me demanderas-tu.
D'abord le nécessaire, ensuite ce qui suffit.
À passer sa vie en voyages, on se fait de nombreux hôtes mais point d'amis... N'est pas pauvre qui a peu, mais qui désire plus qu'il n'a.
En 1887 Paul-Dominique Bernier (1850-1922) publiait à la "librairie Poussielgue frères" une traduction des 16 premières lettres à Lucilius.
Son approche me semble très intéressante. Je vous la présente également :
LETTRE II : Des voyages et de la lecture.
SOMMAIRE : Ne pas lire en courant mille auteurs divers sans se fixer à aucun, comme le voyageur qui ne séjourne nulle part : la multitude des livres dissipe l'esprit. Mais s'attacher à un petit nombre d'ouvrages et aux meilleurs, en extraire le suc, les digérer, enfin mettre chaque jour, comme Sénèque, une pensée frappante en réserve pour la méditer : ainsi l'on profite de ses lectures.
Ce que tu m'écris et ce que j'apprends me fait bien augurer de loi : « Tu ne cours pas çà et là; tu ne compromets pas ta sérénité par des déplacements (continuels). » Pareille agitation dénote une âme malade. Le premier caractère d'une âme bien réglée est, selon moi, de savoir se fixer et séjourner avec soi-même. Or, prends-y garde, la lecture d'un grand nombre d'auteurs et d'ouvrages de tout genre pourrait tenir aussi du caprice et de l'inconstance. Il faut t'arrêter à des écrivains choisis d'avance et te nourrir de leur substance, si tu veux y puiser des souvenirs durables. Être partout, c'est n'être nulle part. A ceux qui passent leur vie en voyages, qu'arrive-t-il ? Ils se font beaucoup d'hôtes et pas un ami. Même chose arrivera nécessairement à qui ne lie commerce intime avec le génie d'aucun auteur, mais les effleure tous à la hâte, en courant. Aussitôt évacuée que reçue, la nourriture ne s'assimile ni ne profite au corps. Rien n'entrave la guérison comme le changement fréquent de remèdes. Une plaie ne se cicatrise pas tant qu'on y essaye de nouveaux appareils. L'arbre souvent transplanté reste sans vigueur. Il n'est chose si utile qui le soit en passant. La multitude des livres distrait l'esprit. Aussi, dans l'impuissance de lire tous ceux que tu pourrais avoir, il te suffit d'avoir ceux que tu pourras lire.
Mais, diras-tu, je me plais à feuilleter tantôt l'un, tantôt l'autre.
C'est le propre d'un estomac blasé d'aimer à goûter toutes sortes de mets. Cette variété, cette diversité le gâte au lieu de le nourrir. Aussi ne lis jamais que des auteurs estimés; et, si parfois il t'avait pris fantaisie de les quitter pour d'autres, reviens à eux. Prépare-toi chaque jour quelque nouvelle ressource contre la pauvreté, contre tous les autres fléaux. Dans les nombreuses pages que tu auras parcourues, choisis une pensée qui, ce jour-là, serve d'aliment à tes méditations (littérairement pour la bien digérer). C'est ce que je fais moi-même. Dans la foule des choses que j'ai lues, je m'attache à un trait quelconque. Voici mon butin d'aujourd'hui. C'est chez Épicure que je l'ai rencontré, car j'ai coutume de m'introduire jusque dans le camp ennemi, non comme transfuge, mais comme éclaireur.
La belle chose, s'écrie-t-il, que la pauvreté joyeuse !
Mais elle n'est plus pauvreté, si elle est joyeuse. N'est pas pauvre qui a peu, mais qui désire plus qu'il n'a.
Qu'importent à cet homme l'argent de ses coffres, le blé de ses greniers ? Que lui fait le nombre de ses troupeaux, le chiffre des intérêts qu'il touche, s'il dévore des yeux le bien d'autrui, s'il suppute, non ce qu'il a acquis, mais ce qu'il voudrait acquérir ?
Quelle est donc, demandes-tu, la mesure de la richesse ?
D'abord le nécessaire, ensuite le suffisant. Adieu.
A comparer avec celle de Joseph Baillard :
LETTRE II : Des voyages et de la lecture.
Ce que tu m'écris et ce que j'apprends me fait bien espérer (ou augurer) de toi. Tu ne cours pas çà et là, et ne te jettes pas dans l'agitation des déplacements. Cette mobilité est d'un esprit malade. Le premier signe, selon moi, d'une âme bien réglée, est de se fixer, de séjourner avec soi, Or prends-y garde : la lecture d'une foule d'auteurs et d'ouvrages de tout genre pourrait tenir du caprice et de l'inconstance. Fais un choix d'écrivains pour t'y arrêter et te nourrir de leur génie, si tu veux y puiser des souvenirs qui te soient fidèles. C'est n'être nulle part que d'être partout. Ceux dont la vie se passe à voyager finissent par avoir des milliers d'hôtes et pas un ami. Même chose arrive nécessairement à qui néglige de lier commerce avec un auteur favori pour jeter en courant un coup d'oeil rapide sur tous à la fois. La nourriture ne profite pas, ne s'assimile pas au corps, si elle est rejetée aussitôt que prise. Rien n'entrave une guérison comme de changer sans cesse de remèdes ; on n'arrive point à cicatriser une plaie où les appareils ne sont qu'essayés. On ne fortifie pas un arbuste par de fréquentes transplantations. Il n'est chose si utile qui puisse l'être en passant. La multitude des livres dissipe l'esprit. Ainsi, ne pouvant lire tous ceux que tu aurais, c'est assez d'avoir ceux que tu peux lire.« Mais j'aime à feuilleter tantôt l'un, tantôt l'autre. » C'est le fait d'un estomac affadi, de ne goûter qu'un peu de tout : ces aliments divers et qui se combattent l'encrassent ; ils ne nourrissent point. Lis donc habituellement les livres les plus estimés ; et si parfois tu en prends d'autres, comme distraction, par fantaisie, reviens vite aux premiers. Fais chaque jour provision de quelque arme contre la pauvreté, contre la mort, contre tous les autres fléaux ; et de plusieurs pages parcourues, choisis une pensée pour la bien digérer ce jour-là. C'est aussi ce que je fais : dans la foule des choses que j'ai lues, je m'empare d'un trait unique. Voici mon butin d'aujourd'hui, c'est chez Epicure que je l'ai trouvé ; car j'ai coutume aussi de mettre le pied dans le camp ennemi, non comme transfuge, mais comme éclaireur : « La belle chose, s'écrie-t-il, que le contentement dans la pauvreté ! » Mais il n'y a plus pauvreté, s'il y a contentement. Ce n'est point d'avoir peu, c'est de désirer plus, qu'on est pauvre. Qu'importe combien cet homme a dans ses coffres, combien dans ses greniers, ce qu'il engraisse de troupeaux, ce qu'il touche d'intérêts, s'il dévore en espoir le bien d'autrui, s'il suppute non ce qu'il a acquis, mais ce qu'il voudrait acquérir ! « Quelle est la mesure de la richesse ? » diras-tu. D'abord le nécessaire, ensuite ce dont on se contente.